Une dizaine de membres du collectif Faire Commune s'est rendue à la première Commune des communes qui se tenait à Commercy les 18 et 19 janvier 2020. L'événement a rassemblé environ deux cents personnes, dans un contexte particulièrement convivial et stimulant.
ORGANISATION
La première journée a débuté par une séance plénière où les différents collectifs représentés ont pu témoigner de leur présence, de leur expérience et de leurs problématiques propres. Des ateliers thématiques ont suivi, rassemblant chacun dix à vingt personnes, et permettant de construire des réflexions collectives autour de sujets précis (par exemple : "limites et dérives du communalisme : comment s'en prémunir") dont restitution était ensuite faite en plénière sous la forme d'une synthèse, voire d'une synthèse de synthèses, lorsque deux groupes avaient travaillé sur la même thématique.
La journée du dimanche a permis de tenir de nouveaux ateliers thématiques (par exemple sur l'éducation populaire). Les repas, pris en charge par une cantine autogérée, à prix libre, étaient l'occasion de poursuivre les échanges, de multiplier les rencontres et les réflexions, de manière informelle et en petit comité, et faisaient pleinement partie de l'expérience, de même que les chants du samedi soir et du dimanche après-midi, qui prolongeaient le plaisir du partage dans des formes intensément joyeuses.
D'une manière générale, le fait de disposer de beaucoup temps en commun s'est avéré un puissant levier de réussite et de satisfaction : chacun pouvait vraiment s'immerger dans la situation, y apporter et y puiser le meilleur.
IMPRESSIONS SENSIBLES : COMMUNE ET JOIE PURE.
Deux jours de joie pure : intensité de la réflexion politique, facilité des rencontres et des échanges dans un groupe pourtant manifestement disparate, exceptionnelle qualité de l'accueil par les responsables du groupe de Commercy, chaleureux, disponibles, tous ces plaisirs combinés révèlent combien oeuvrer politiquement, ensemble et dans la joie, est non seulement possible, mais même encore plus réjouissant que ce que nous pouvons imaginer...
ESQUISSE D'ANALYSE : QUELQUES REFLEXIONS A APPROFONDIR
Les observations qui suivent n'ont donc pas vocation à porter l'ombre au tableau, mais au contraire à montrer combien ce type d'expérience est riche d'apprentissages, qu'il convient d'approfondir.
1) Deux communalismes, différentes problématiques
Cette Commune des communes regroupait à l'évidence deux tendances du communalisme : l'une, qu'on pourrait qualifier de strictement "municipaliste", présente des listes aux élections municipales et entend conquérir des mairies. Ses problématiques actuelles concernent essentiellement la résistance aux pressions, à l'infiltration, à la récupération ou à la concurrence des élus et des partis politiques institués.
L'autre tendance consiste dans ce qu'on pourrait appeler le "communalisme maintenant" ; elle ne s'occupe pas du pouvoir institué, et consiste en toutes les formes d'auto-organisations locales (cantines autogérées, lieux occupés, appropriation de communs...) qui entendent mettre en oeuvre immédiatement les principes du communalisme (auto-organisation, autonomie et responsabilité partagée, évitement de toutes les structures capitalistes de production et d'exploitation). Leurs problématiques actuelles consistent dans la difficulté à pérenniser ces expériences, à éviter les formes d'auto-exploitation, à faire persister les collectifs en dépit des différences idéologiques et des conflits interpersonnels qui ont tendance à faire retour.
2) Faire ensemble par delà les inégalités
Les ateliers thématiques, qui permettent de construire une réflexion collective en petit comité (dix à vingt personnes) font apparaître des disparités dans le rapport à la parole ; le rôle des médiateurs est essentiel pour s'assurer que nul ne l'accapare (tâche difficile dès lors que des individus ne jouent pas le jeu - c'est rare, mais malheureusement persistant), et pour veiller à ce que chacun s'exprime - à ce titre, le principe de clore la discussion en donnant la parole à ceux qui n'ont pas parlé est extrêmement vertueux : des choses tout à fait inédites se disent alors, qui permettent un bond réflexif décisif.
De même, l'exercice de la synthèse, qui permet de restituer en plénière les travaux d'un atelier, se révèle particulièrement difficile ; il suppose des compétences majoritairement acquises dans le cadre d'études supérieures, et discrimine donc socialement ceux qui n'ont pu ou voulu poursuivre ce type de formation. La question de la formation ou de l'autoformation apparaît bien vite comme un enjeu essentiel du projet communaliste, qui suppose une participation égale de ses membres, et donc l'amenuisement des différences en termes de "compétences".
3) Des références communes ?
A plusieurs reprises, lorsque des différends se font jour, l'œuvre de Murray Bookchin est citée comme une instance d'arbitrage : à la question de savoir si le projet communaliste est un projet de sortie du capitalisme, affirmation contestée par des "municipalistes" (qui participent à des listes aux élections municipales), on répond, par exemple, que Bookchin a édifié le projet communaliste sur le diagnostic des ravages du capitalisme, sur la nécessité consécutive d'en sortir urgemment, et qu'il a élaboré les principes du communalisme comme outil politique pour aménager cette voie de sortie du capitalisme.
Ici apparaît la question de la référence théorique du projet : certains s'en réclament, d'autres pas, mais à l'évidence, tous ne l'ont pas lu (et ici la question des études supérieures n'entre pas du tout en ligne de compte : Bookchin fait essentiellement l'objet d'une appropriation en autoformation, ce n'est pas dans le cadre des études qu'il est abordé). Reste qu'il y a là une matière théorique précieuse, disponible, mais inégalement partagée : faut-il songer à diffuser cette matière théorique, sous la forme de lectures communes et commentées collectivement ? Ou bien considère-t-on que la référence théorique n'est pas un socle indispensable à la mise en pratique des projets communalistes ? Quel rôle le collectif Faire commune - plutôt tourné, actuellement, vers la réflexion, du fait de sa composition sociologique et géographique - peut-il jouer quant à cette question ? Quelle place également aux autres grands auteurs pionniers des mouvements anarchistes et libertaires : Proudhon, Bakounine, Kropotkine, tous précurseurs et inspirateurs de la pensée de Bookchin ?
4) Quand la contestation pénalise
Venir à Commercy c'est aussi s'approcher d'un lieu de contestation particulièrement fort et symbolique, celui de Bure. Ce n'est d'ailleurs que dans les conversations informelles que le sujet ressurgit, avec son lot de séquelles, en particulier concernant les mesures disciplinaires restreignant les libertés individuelles. Plusieurs personnes soupçonnent qu'elles sont fichées S - du fait de contrôles policiers plus inquisiteurs et pesants que la normale. D'autres évoquent leurs restrictions de déplacement et l'importance pour elles de ne pas être vues à Commercy afin de ne pas subir de sanctions pénales. Le tournage en Facebook live, sans prise en compte sérieuse de ces paramètres, a mis en évidence la tension entre d'un côté une volonté de diffusion pour mobiliser et faire connaitre ces initiatives émancipatrices et de l'autre un besoin de protéger des libertés individuelles opprimées par l'appareil judiciaire. Il est difficile d'imaginer que le CNR ouvrirait aujourd'hui un groupe Facebook.
L'affrontement contre l'état capitaliste se joue à armes inégales et l'atteinte aux libertés est bien réelle pour les militants. Se posent alors des questions clés : Lorsque des mouvements résolument contraires aux intérêts de l'Etat se retrouvent et communiquent, comment prendre soin des niveaux de visibilité, de partage ou de clandestinité appropriés aux différents publics ?
5) Fédérer les communes ?
La question de la mise en place d'une structure reliant les expériences communalistes entre elles revient régulièrement, sans parvenir à trouver, dans l'immédiat, de réponse satisfaisante - peut-être est-il trop tôt ?
En tout état de cause, la Commune des communes se clôt sur une motion, en image ci-dessous, adoptée à l'unanimité (moins une voix) prenant position contre la violence d'Etat et les violences policières (qui ont marqué, une fois de plus, la journée de mobilisation rassemblant Gilets jaunes et mouvements contre la réforme des retraites) et appelant à "bâtir une société émancipée des rapports de domination, quelles qu’en soient les formes, pour une vie bonne, juste et libre" : preuve qu'une position et une parole communes fortes peuvent d'ores et déjà être portées par tous les collectifs réunis dans le cadre de cette première Commune des communes. A défaut de confédération, il y a là, à tout le moins, une instance d'énonciation collective, qui est un levier politique non négligeable.
6) Animation ou facilitation masculine et centralisée
Le groupe hôte de Commercy a accompli un travail de remarquable qualité pour permettre la tenue de cette première Commune des Communes. Il est néanmoins important de relever la domination masculine sur l'animation / facilitation des échanges et son caractère centralisé. Le premier Appel des Gilets Jaunes de Commercy avait pris soin de regrouper quatre hommes et quatre femmes, avec des temps de parole similaires. Ce week end n'a pas suivi le même élan.
Notre attachement à l'esprit de la Commune, aux courants anarchistes et communalistes, nous rend sensibles à ce point et à l'importance d'une lutte toujours active contre le patriarcat et contre la centralisation. Peut-être cet écart est-il le reflet que ce collectif 'Commune des Communes' inédit n'a pas pris le soin de vérifier les bases fondatrices qu'il partageait, incluant son attachement aux principes clés du communalisme et à leur mise en oeuvre à chaque opportunité.